Mon chéri on the road – 21

La veille d’un grand week-end, le long du canal à Redon, j’ai posé le fourgon pour profiter de la riche programmation du Ciné Manivel : un film, une tartine au bar, un tour aux toilettes puis un autre film – mon humble festival de Cannes !
Dans la nuit, je rejoins le fourgon garé parmi quelques autres campings-cars, ça me va, j’ai le sens du partage. Mais au matin je constate que la situation a changé, je suis cernée. Des dizaines de mastodontes sont arrivés et se sont parqués collés-serrés. Mon fourgon semble bien frêle au milieu de cette masse. Quel est le plaisir de se déplacer dans un véhicule qui ressemble à un gros congélateur et dont le prix oscille entre 100 000 et 200 000 euros, sachant que le plus souvent ils doivent se poser sur des parkings bitumés sans ombre, ni vue. Quelque chose m’échappe et d’ailleurs, dès ce soir, je vais m’échapper d’ici.
En attendant de prendre le large, je croise un chien affable que je reconnais : Ama, suivie de Lola, une nomade d’une trentaine d’années, rencontrée il y a quelques mois à l’île aux pies. Depuis elle a changé de fourgon, terminé son stage de construction en terre crue et débuté un chantier. Elle me conseille d’aller divaguer dans les friches de l’usine Garnier (Une ancienne manufacture de machines agricoles qui a fermé ses portes en 1980) – 20 000 mètres carrés pour divaguer, oui, au milieu des arbres, des prairies, les traces d’un ancien festival de street art, de la charpente métallique, des entrepôts abandonnés, un charmant potager associatif, les ateliers de la formation en terre crue… Je divague, le verbe me va. Dire le vague des jours, la vague du temps. Je m’assoie. J’écris. J’oublie les congélateurs.
Tôt le lendemain, je pars pour Rochefort-en-terre, un de ces magnifiques villages français devenue infernaux à cause de l’affluence touristique. On peut y acheter des bonbons chimiques par kilos, des figurines en plastique made in quelque part loin d’ici, mais impossible de trouver du pain frais. Pour profiter des superbes maisons, il faut traverser le village avant dix heures.
Je suis venue pour participer à la fête organisée par le comité de soutien de Vincenzo Vecchi. Il y a 20 ans, il était condamné pour « dévastation et pillage » suite à sa participation aux manifestations contre le G8 organisé à Gênes. Un chef d’accusation rédigé dans les années trente sous le régime fasciste.  Réfugié en France, il sera incarcéré en 2019, puis libéré et en attente du verdict. Une importante partie du village s’est mobilisée pour soutenir leur voisin, leur copain, leur ami. Pour mieux comprendre, vous pouvez écouter un podcast : ici.
Depuis mars, le cauchemar est fini, Vincenzo devenu Vincent, est libéré de toutes poursuites. Il peut reprendre sereinement son métier de charpentier et l’éducation de sa fille. Au café de la pente, près de deux cent cinquante personnes venues d’ici et d’ailleurs, se retrouvent dont l’écrivain Eric Vuillard : ça parle, ça s’enlace, ça boit des coups, ça se remémore et pour les plus militants, le constat qu’il n’y aura plus la réunion du mardi. Quarante mois que ce rendez-vous était pris. Je ne connais personne et la soirée se finira tôt pour moi, mais c’était bien d’être là.
Jean-Luc et sa compagne me trouvent un endroit où poser mon fourgon, m’offre une salade du jardin et la possibilité de remplir mes réserves d’eau. Dans une boite à livres, je dégote un ouvrage digne d’intérêt, c’est rare : Le récit d’un voyage entrepris par le très jeune Patrick Leigh Fremor – De 1933 à 1935 il rallie à pied Londres à Constantinople. C’est rudement bien écrit et il est un bon observateur. Je découvre qu’à l’époque, aux Pays Bas, le nomade pouvait demander asile dans les commissariats et passer sa nuit dans une quelconque cellule. Les temps ont changé.
Et déjà, il est temps pour moi de rejoindre Saint Molf où une rencontre-lecture est programmée. En cours de route je me baigne sur une des plages de Pénestin, l’eau est délicieusement fraîche même si de magnifiques méduses gâchent un peu mon plaisir. Chaque jour, je le constate, on ne vit pas seul dans ce monde.